MOTEL
Texte de Jean-Christophe Blaser, Conservateur, Musée de l’Elysée, Lausanne

Le monde de la photographie a beaucoup évolué depuis vingt ans. C’est peu dire qu’un océan sépare maintenant les générations actuelles de photographes des précédentes. Parmi les signes les plus frappants de ce changement, mentionnons la conversion à une technique réfléchie, contrôlée, lente et le déclin relatif de l’ancienne idéologie de l’instant décisif. Cette technique, si contraire à l’esprit des photographes dans les décennies d’après-guerre, est un élément-clef du nouveau paradigme.
On retrouve ce paradigme chez Catherine Leutenegger, et d’autres éléments encore qui participent de la nouvelle donne, comme entre autres, l’intérêt pour le cinéma et une certaine fascination pour les lieux désaffectés. Elle aussi passe par la brèche que les films de David Lynch ont ouvert dans la cloison séparant l’univers du cinéma de celui de la photographie : le résultat en est que tout devient affaire d’ambiances et d’environnements suggestifs. Catherine Leutenegger résiste toutefois à la tentation des atmosphères vénéneuses à la Lynch, contrairement à d’autres photographes, trop facilement enclins à abuser de l’esthétique de l’uncanny. Ses images de chaos sont certes dramatiques. Le spectacle de la destruction qu’elles présentent et qui n’est pas sans rappeler le travail de Robert Polidori à la Nouvelle-Orléans, n’est en rien rassurant. Et le fait qu’il s’agisse de motels – un des décors de prédilection du crime dans la fiction – pourrait davantage encore orienter la lecture dans ce sens. Mais Catherine Leutenegger se réfère aussi à Wim Wenders, à Paris-Texas et au monde du road movie qui n’est pas vraiment angoissant a priori . Elle ironise sur le fait que nous ne sommes pas aux États-Unis, mais en Suisse, pays tranquille où il n’arrive jamais rien. Quant à son style, il se révèle somme tout assez analytique, neutre et distant, à l’image de la photographie topographique actuelle (comme la pratique par exemple Stephen Shore). Mis ensemble, tous ces éléments traduisent donc une distanciation par rapport à la vision du réalisateur de Lost Highway autant qu’une adhésion à sa méthode.
Le parallèle entre la représentation de l’espace que définit la photographie et celle qui s’est construite avec la perspective à la Renaissance a souvent été tiré. Or ce parallèle peut être étendu. Il apparaît aujourd’hui que les photographes se sont longtemps souciés de découvrir les structures cachées du monde. Ils ont cherché à en dégager les lignes de forces, la géométrie sous-jacente. La volonté d’architecturer de plus en plus leurs images, le formalisme qu’ils ont cultivé tout au long du 20e siècle, témoignent d’un effort de rationalisation comparable à celui des artistes du Quattrocento, de mise en ordre de l’univers. Or c’est par rapport à un tel idéal que la rupture entre les générations se révèle être l’une des plus profondes – aussi profonde que sur la question de la retouche numérique dont tout le monde parle.
L’exemple de Catherine Leutenegger illustre bien cette rupture, tant la photographe semble se préoccuper non de l’ordre des choses mais bien au contraire de leur désordre. Une fascination pour la ruine, voilà ce qui ressort de la série sur le motel à l’abandon de Founex. Régis Durand parlait à propos de la photographie de Robert Smithson d’entropie, cette tendance irrésistible de l’univers à se dégrader et à se désagréger. Le terme s’applique également à nombre de vues d’intérieur de Catherine Leutenegger, bien qu’il faille tout de suite relever des différences importantes entre les deux artistes. Smithson, icône du Land Art, s’évertuait à réaliser les photographies les plus pauvres, les plus approximatives, les plus négligées possible, dans l’évocation de ses « ruines du futur ». Catherine Leutenegger fait, elle, le choix inverse. Elle apporte le plus grand soin à la création d’images très élaborées, alliant description précise, clinique et recherche de la beauté (osons le mot !). Celles-ci sont toujours le résultat d’un long processus au bout duquel la photographe a pu s’imprégner de l’esprit des lieux (à Founex, mais aussi à Etoy, Rennaz, Bevaix…). Dans tous les cas, il s’agit pour elle de rester fidèle à la réalité de ces derniers, sans intervenir sur la lumière ou l’état dans lesquels elle trouve les choses : mise en scène et retouche à l’écran sont exclues.
Le plus significatif se trouve cependant dans les séquences où Catherine Leutenegger alterne  vues intérieures et extérieures, espaces vides et pleins, organisés et désorganisée, tonalités ternes et vives, plans larges et serrés. On se retrouve là, avec une recherche aussi systématique de rythmes, au cœur du phénomène d’imprégnation par le cinéma dont d’autres aspects ont été signalés ci-dessus.
On pourrait qualifier de totalement romantique le goût pour le chaos dont Catherine Leutenegger a fait preuve à Founex, n’était la distance avec laquelle elle observe les choses. Romantique… n’est-ce pas exagéré ? La réponse est non. Nombreuses sont ses photographies de motel qui font écho à la peinture allemande de paysage du début du 19e siècle.

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